Les jeux à Spa
Mis à jour le 28 février 2014 par
De la Redoute au Waux-Hall : une maison d’assemblée (1763-1770)
Au 18e siècle, la plupart des nations européennes interdisent les jeux de hasard où l’on mise de l’argent. Cependant, ils sont couramment pratiqués. Les sommes mises en jeu sont importantes et la tricherie, une pratique courante.
Les jeux de dés (creps…), de cartes (quadrille, écarté…) et les loteries (biribi, cavagnole, loto-dauphin…) connaissent un grand développement à cette époque. On joue dans les cours royales, les salons aristocratiques et les maisons bourgeoises, mais aussi dans les auberges, les cabarets et les tripots. La passion du jeu atteint toutes les couches de la population.
Suite aux querelles générées par les jeux organisés dans certains lieux à Spa, le prince-évêque de Liège dont dépend le bourg de Spa va prendre les choses en main. Dès 1751, il concède le premier octroi à un particulier et interdit formellement toute autre pratique à Spa.
Cette interdiction n’étant pas respectée, le prince-évêque prend une décision radicale : en 1762, il oblige le Magistrat de Spa (l’équivalent de notre collège communal) à construire un établissement public destiné à l’amusement des visiteurs étrangers de plus en plus nombreux à Spa. En contrepartie, le Magistrat reçoit l’exclusivité des bals et des jeux de hasard.
Rebuté par l’audace du projet et son coût pour la modeste communauté spadoise, le Magistrat, appuyé par les habitants consultés publiquement, décide de céder cette obligation à deux particuliers spadois, Gérard Deleau et Lambert Xhrouet, bientôt rejoints par Jean-Philippe de Limbourg, auteur des « Amusemens de Spa », et Jacques Nizet.
La première « maison d’assemblée » ouvre ses portes en juin 1763. Il s’agit dans un premier temps d’un théâtre dans le fond duquel on dresse des tables de jeu. La Redoute, comprenant différentes salles destinées aux bals, jeux, billard, etc., est construite l’année suivante. Elle est l’œuvre d’un des architectes liégeois les plus en vue en ce milieu du 18e siècle, Barthélemy Digneffe.
Cette appellation, La Redoute », est d’origine italienne où « ridotto » signifiait à l’origine « lieu où l’on se retire », mais avait pris un sens différent à Venise où il désignait un lieu public où l’on s’amuse.
Les bénéfices générés par cet établissement, seul autorisé à exploiter les jeux de hasard, sont tellement importants que d’autres investisseurs vont vouloir eux aussi exploiter ce filon.
Du Waux-Hall au Salon Levoz : deux maisons d’assemblée (1770 – 1785)
Dès 1769, une deuxième association d’investisseurs voit le jour. Liégeois pour la plupart, ils font très rapidement construire une autre « maison d’assemblée, de bals et de jeux », bafouant ainsi l’octroi exclusif accordé à la Redoute par le prince-évêque de Liège quelques années auparavant.
Baptisé « Waux-Hall », l’établissement fait référence au jardin d’agrément aménagé sur la rive méridionale de la Tamise dans la banlieue londonienne où, dès 1661, les promeneurs assistent à différents spectacles et peuvent se restaurer.
Plus luxueux et mieux situé que la Redoute, le Waux-Hall, œuvre de J.-B. Renoz (également actionnaire et auteur de l’Hôtel de Ville de Verviers), ouvre ses portes en juin 1770, obligeant celle-ci à réaliser d’importants travaux d’embellissement afin de rester attractive.
Le Waux-Hall n’est pas le seul à concurrencer la Redoute. Les jeux clandestins ont repris et certains tenanciers font du lobbying pour que l’octroi princier soit élargi à d’autres lieux. L’autorité liégeoise, divisée sur le sujet, réinterprète à plusieurs reprises les termes de l’octroi de 1762. Il faut dire que de nombreuses personnes de l’entourage du prince-évêque, à commencer par lui, profitent largement de la « manne spadoise ».
Une longue et tortueuse procédure va opposer les deux salles, faisant naître deux clans : celui des « Wauxhallistes » et celui des « Redoutiers » (ou « Redoutables »).
En 1774, sous la pression du nouveau prince-évêque, Velbrück, les deux établissements s’associent et se partagent l’octroi exclusif, allant jusqu’à faire banque commune de juin à septembre. Redoute et Waux-Hall proposent les mêmes services : déjeuners, bals, ainsi que tous les jeux à la mode : le crabs, très prisé par les Anglais ; le biribi, ancêtre de la roulette ; le pharaon et le trente-et-quarante, les must de l’époque.
C’est une période faste pour le bourg de Spa. L’essor touristique extraordinaire qu’il connaît à cette époque est dû, bien sûr, à l’efficacité des eaux minérales, mais plus encore aux « amusemens » proposés aux bobelins, nom donné aux curistes à Spa depuis le début du 17e siècle.
Les retombées économiques accélèrent le développement architectural, urbanistique et démographique de la petite cité ardennaise qui devient « le Café de l’Europe » à chaque nouvelle saison.
Du Salon Levoz à la première suppression des jeux : trois maisons d’assemblée (1785 – 1872)
Jamais deux sans trois ! L’adage va se confirmer puisqu’une troisième « maison d’assemblée » voit le jour en 1785.
Le « Salon Levoz », patronyme de son principal actionnaire, est situé à quelques centaines de mètres du Waux-Hall. Les tenanciers de ce dernier font tout pour empêcher sa construction qui connaît des épisodes rocambolesques.
Ces querelles intestines nuisent à la bonne marche des affaires. Certains Spadois, soucieux de ne pas indisposer les bobelins, envoient une supplique au prince-évêque pour qu’il règle le problème.
Pendant 4 ans, le conflit va s’enliser donnant l’avantage tantôt aux maisons reconnues et soutenues par le prince-évêque, tantôt à Levoz soutenu par certaines factions qui remettent en question l’autorité séculaire du prince-évêque. Cette « querelle des jeux de Spa » va atteindre les différents niveaux du pouvoir judiciaire, local ou impérial (Tribunal des XXII, Chambre de Wetzlaer) qui sont interpellés par l’une ou l’autre partie.
L’affaire atteint son paroxysme en juin 1787 lorsque le prince-évêque envoie 200 hommes et deux canons. Cet événement et le long procès qui s’ensuit attisent les idées révolutionnaires qui, dans la région liégeoise plus qu’ailleurs encore, couvent et divisent la population. Ainsi, la querelle des jeux de Spa est l’une des causes de la Révolution liégeoise qui, en août 1789, éclate dans la foulée de la Révolution française.
Les événements liégeois ont un impact direct sur le fonctionnement des maisons d’assemblée spadoises. Au gré des aléas historiques, victoires républicaines entrecoupées par deux restaurations de l’autorité princière, le Salon Levoz d’une part, la Redoute et le Waux-Hall d’autre part, ouvriront et fermeront leurs portes alternativement.
Dès le début de l’occupation française, en 1794, les jeux de hasard sont interdits à Spa comme ailleurs. La mesure s’assouplit en 1801. Puis, en juin 1806, un décret signé par Napoléon autorise, sous certaines conditions, la pratique du jeu dans les villes d’eaux. Forcées et contraintes, les trois maisons de jeux s’associent pour faire face à cette crise sans précédent. Spa est alors la seule ville, de ce qui deviendra la Belgique, autorisée à exploiter les jeux de hasard.
Mais le sort s’acharne sur Spa. Un incendie détruit une bonne partie des habitations en 1807. Divers fléaux handicapent le redémarrage de la ville, malgré la rétrocession à Spa par l’empereur Napoléon Ier, suite à cet incendie, des taxes sur les jeux pendant 10 ans.
Pendant la période hollandaise, le gouvernement prélève jusqu’à 50% du produit des jeux, mais, grâce à l’intérêt que la famille d’Orange porte à la ville d’eaux, cet argent est directement consacré à des améliorations urbanistiques locales telles que le pouhon à colonnes érigé en 1820.
En 1855, les actionnaires des casinos spadois décident de fusionner les 3 établissements en constituant la « Société des Jeux de Spa ». A cette époque, les salles de jeux sont concentrées à l’ancienne Redoute. Le Waux-Hall et le Salon Levoz sont délaissés, seules quelques fêtes y sont encore organisées de manière sporadique.
Dans les années 1850, Joseph Servais, futur bourgmestre de Spa, et Charles Rogier, ministre des Finances, conjuguent leurs efforts pour que Spa obtienne de droit une part significative des gains du produit des jeux. C’est ainsi que 5 % des bénéfices sont consacrés aux établissements de bienfaisance de la ville, puis, 20 autres % sont investis dans des travaux d’utilité publique.
L’énorme profit généré par les jeux de hasard spadois attise les critiques. D’une part, il y a les autres villes d’eaux (Ostende, Chaudfontaine, Blankenberge…) à qui le gouvernement refuse l’ouverture de maisons de jeu et qui obtiennent un vingtième des gains des jeux de Spa. D’autre part, un courant moralisateur ne cesse de grandir dans les principaux pays européens. L’Angleterre, puis l’Allemagne, décident de fermer leurs casinos, obligeant bientôt leurs voisins à en faire autant.
Les jeux pratiqués ont évolué et deviennent spécifiquement des jeux de casinos. Roulette, blackjack, puis, plus tard, baccara, sont des variantes sophistiquées des jeux autrefois joués dans les salons.
De la première à la deuxième suppression des jeux : le Casino (1872 – 1902)
En 1872, le couperet tombe. Malgré l’appui d’une partie de la classe politique et celui du roi Léopold II , les jeux de hasard sont interdits en Belgique. Pour marquer le coup, on abandonne le nom de « Redoute » pour le remplacer officiellement par celui de Casino.
Anticipant ce traumatisme économique, la Ville avait demandé l’aide du gouvernement et un nouvel Etablissement de Bains avait été inauguré en 1868. Avec le reste des 890.000 francs-or (environ 4,5 millions d’euros) versés en guise de compensation, d’autres transformations urbanistiques sont réalisées, métamorphosant l’ancien bourg en une ville thermale digne de ce nom.
Vers 1885, la loi est peu à peu contournée et on en revient pratiquement à la situation d’avant 1872 mais sous une autre forme. Des cercles privés se sont créés (Cercle des Etrangers, Cercle International, etc.) composés d’un certain nombre de membres, soumis à un recrutement sévère. On n’y est admis qu’après une enquête complète, sur la présentation de parrains connaissant le candidat et répondant de lui, après un ballottage sérieux. Enfin, en théorie… !
Officiellement, on a abandonné le trente-et-quarante et la roulette pour jouer à l’écarté ou au baccara, considérés comme des jeux de hasard raisonnés. On a également remis à l’honneur les divertissements inoffensifs tels que billard, backgammon, jeu de dames, échecs, etc.
En 1887, la gestion du casino est confiée à un groupe français sous la direction de Dhainaut. L’établissement est utilisé pour des événements de prestige tels que le premier concours de beauté organisé en 1888. Cette même année, il y aura une tentative de saison d’hiver qui ne sera pas réitérée par la suite. Pièces de théâtre et opérettes se succèdent pendant la saison tandis que la Petite et la Grande symphonie se produisent quotidiennement. La qualité de l’orchestre du Casino est réputée et, à la fin du 19e siècle, alors qu’il compte plus de 60 musiciens, il sera notamment dirigé par Charles Gounod et Camille Saint-Saëns.
Suite aux abus constatés et à la multiplication des cercles plus ou moins privés un peu partout en Belgique, la « question des jeux » va ressurgir en 1889. Les assauts politiques contre l’exploitation des jeux de hasard se multiplient dangereusement et le courant réformateur finit par arriver à ses fins en 1902, malgré l’intervention du roi Léopold II, favorable au maintien des jeux à Spa et à Ostende.
Des jeux tolérés aux jeux virtuels (en ligne) (1902 – 2013)
Dès avant 1902, de nombreuses personnalités tentent de réorienter la vie touristique et économique en misant sur la villégiature alors en pleine vogue. Plusieurs voix proposent la construction d’une vaste salle des fêtes, un « Kursaal », sur le modèle des villes thermales allemandes.
Cette construction va nécessiter la modification complète du quartier. Plusieurs dizaines de maisons sont abattues pour dégager un emplacement suffisant. De 1904 à 1908, la façade du casino est réalignée sur le tracé de la rue Royale. Des nouvelles façades, créées côté jardin, englobent les anciennes salles. De plus, un imposant kursaal est construit en angle droit. L’ensemble est l’œuvre de l’architecte français Alban Chambon, également auteur de l’Hôtel Métropole à Bruxelles.
En 1914, ces nouvelles installations sont réquisitionnées par les troupes allemandes afin d’y installer une des antennes de l’hôpital pour convalescents, qui occupera toute la ville de 1914 à 1917.
Les jeux reprennent après 1918 grâce à la création de nouveaux cercles privés. Un casino provisoire est aménagé dans le parc de Sept Heures car, en février 1917, un incendie avait détruit les anciennes salles de jeux du 18e siècle.
De 1920 à 1925, un nouveau casino est reconstruit par les architectes spadois Paës et Hanssen, qui ne conserveront que les murs et la salle de façade construits par Chambon. Le Salon Rose, le Salon Bleu, le « Petit théâtre » et la décoration de la grande salle (Kursaal) sont leur œuvre.
Dans l’Entre-deux-guerres, les jeux de hasard sont donc à nouveau autorisés. La direction du casino présente de grands spectacles, le plus prestigieux étant peut-être l’élection de Miss Univers en 1932.
La vie touristique connaît une certaine relance de 1941 à 1943. Dirigé par un concessionnaire, sinon collaborateur, en tout cas bien vu des Allemands, le casino vit alors de beaux jours. Puis, en 1945, l’ensemble du site est occupé par le Recreation Center de la First Army. Le casino est alors transféré dans le jardin d’hiver du Pouhon qui subit d’importantes transformations et est inauguré le 11 novembre 1945.
De nombreux Spadois se souviennent du Pavillon des Petits-Jeux, sorte de luna-park installé dans la rotonde de la place Royale dès le début du 20e siècle, mais qui aura son heure de gloire dans les années 30 et 50.
Nous ne détaillerons pas les nombreux changements de concessionnaires et les conflits sociaux qui émaillent la vie du casino de 1950 à 1990. Ces problèmes, dus à une rentabilité en forte baisse, amèneront la Ville de Spa à confier la gestion d’une bonne partie des salles au Centre culturel de Spa en 1991.
En Belgique jouer n’est pas en soi passible de poursuites pénales. En revanche, ce qui est interdit, c’est l’exploitation des jeux de hasard, à moins que l’exploitant n’ait obtenu pour cela une autorisation de la Commission des jeux de Hasard. L’état tolère donc la pratique du jeu qui, par le biais des taxes importantes, renfloue les caisses nationales.
Alors qu’au milieu du 19e siècle, Spa était la seule ville belge autorisée à exploiter les jeux publics, il y a aujourd’hui 9 casinos détenteurs d’une licence A : Chaudfontaine, Dinant, Namur, Spa, Bruxelles, Knokke, Blankenberghe, Middelkerke, Ostende. Mais ces établissements subissent la concurrence énorme des jeux en ligne, disponibles à toutes heures du jour et de la nuit. L’avenir nous dira s’ils pourront s’adapter aux nouvelles exigences de la clientèle.